Est-ce qu'un blog de cuisine peut être féministe?

En cette Journée des Droits de la Femme, je me pose cette question qui, à vrai dire, me taraude depuis un moment: peut-on avoir un blog de cuisine et être féministe?

Blog de cuisine et feminisme

Pendant un temps, je me disais qu'avoir un blog de cuisine n'était résolument pas féministe. Ce journal de bord de la vie domestique ne fait que confirmer la place de la femme dans une cuisine, tout en affirmant son expertise dans ce domaine. Oui, parce que bien sûr, si nous cuisinons avec joie, c'est parce que nous accomplissons avec fatalisme obéissant notre devoir, et nous le faisons si bien 😁. Alors, en plus, avoir un blog de cuisine plutôt familiale et quotidienne, c'est renforcer encore le rôle de la mère au foyer parfaite. Peu importe que je travaille, la femme moderne doit aussi être une bonne professionnelle, ce qui ne remet en aucun cas en question sa fonction domestique.

Blog de cuisine et feminisme
Avec toutes ces réflexions plein la tête, il me semblait donc que ce blog était décidément en contradiction avec mes valeurs féministes. Par contre, mon engouement pour la cuisine, mon amour des bons repas et l'envie de partager ont pris le dessus. J'ai constaté aussi que la création de ce blog a renforcé l'inégalité du partage des tâches au sein de mon couple. En effet, le fait de raconter et renouveler mes expériences culinaires m'a donné encore plus envie de cuisiner et, par conséquent, moins envie de déléguer. La cuisine est devenue mon terrain de jeu, mon laboratoire, mon studio. Je reconnais qu'il devient difficile pour mon conjoint de se ménager une place dans une pièce que j'ai (volontairement) envahie.

Mais si le blog de cuisine était une forme d'émancipation? Quand on partage ses expériences sur le web, on existe dans un espace public. On n'est plus réduit à sa cuisine, avec pour seul public une famille habituée. Car il est bien là le carcan: c'est quand on n'a pas d'autre choix que de cuisiner pour les autres, sans reconnaissance car il s'agit d'un "devoir féminin", sans que ça ne mérite d'en parler car il s'agit d'un quotidien banal: Madame cuisine, et alors? Publier son carnet de cuisine au fil des jours permet des interactions potentielles avec le monde entier, qui peuvent donner lieu à de la reconnaissance, de l'encouragement, de l'admiration: Madame cuisine, mais c'est formidable!

Le blog de cuisine permet aussi de quitter le champ du savoir-faire qui serait intrinsèquement lié à la condition de femme. Si les femmes font la popote pour les hommes depuis le Néolithique, ce n'est pas parce que nos seins et notre utérus nous ont programmées pour le faire, c'est plutôt que les mâles dominants en ont décidé ainsi… Depuis le 19e siècle et l'avènement de la gastronomie, on peut noter que l'expertise culinaire est passée dans les mains des hommes. Aux femmes la cuisine (gratuite) de tous les jours; aux hommes le talent de grand chef (rémunéré), l'inventivité, les savoirs scientifiques sur l'alchimie de la cuisine, la célébrité et la reconnaissance de la patrie. Le blog de cuisine féminin, véritable phénomène depuis une quinzaine d'années, est une reconquête de la parole experte de cuisinière. Depuis des millénaires que nous cuisinons, nous en savons des choses sur le pourquoi du comment et notre créativité est mise à contribution tous les jours. Que ce soit à la télévision, que ce soit sur Youtube, que ce soit par un discret blog, les femmes prennent la parole et expliquent.

Elles expliquent à qui? A un public principalement féminin certes, mais aussi à des hommes qui manifestement ne doivent pas penser que la place d'une femme est dans son foyer, sinon ils ne seraient pas en train de lire/ écouter. Le blog (comme les autres médias cités) est donc un formidable réseau d'entraide, de partage et de solidarité entre celles et ceux qui estiment que bien cuisiner est un choix, un savoir-faire, un plaisir, et non un devoir de sous-citoyenne soumise… n'en déplaise au patriarcat!

Pour conclure, la nourriture c'est la vie, l'alimentation une question de survie. Maîtriser l'art fondamental de se nourrir intelligemment (c'est à dire en mangeant ce dont on a besoin sans détruire nos ressources), c'est accéder à l'autonomie, à l'indépendance, et au final, au pouvoir. Car que deviendrait un mâle dominant si plus personne ne lui faisait à manger?

(Nota: j'utilise volontairement les termes "patriarcat" et "mâle dominant" pour signifier que je ne fais nullement l'amalgame entre les hommes en général et les personnes - très souvent masculines - qui imposent soumission et subordination à d'autres personnes, majoritairement féminines)

Blog de cuisine et feminisme